Lettre publiée publiée sur Médiapart.
Copie à M. le Premier ministre, Jean Castex M. le Ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire Mme la Ministre de la Transition Ecologique, Barbara Pompili
Madame, Monsieur, chère et cher collègue
Conçu au début des années 2000, lancé voici maintenant plus de 10 ans, le campus urbain Paris Saclay est maintenant proche de l’achèvement. Avec les dernières implantations d’AgroParisTech et de la sous-préfecture à Polytechnique, de Servier et du Pôle Biologie Pharmacie Chimie à Moulon, la frange sud du plateau de Saclay va bientôt accueillir jusqu’à 36 000 emplois et 25 000 étudiants [1].
En raison de l’accessibilité difficile du plateau de Saclay, la construction d’un métro lourd a été considérée d’emblée comme indissociable de la réussite du projet Paris Saclay. Cependant, au-delà de notre campus, la ligne 18 du Grand Paris Express doit encore traverser, entre Moulon et l’agglomération versaillaise, plus de 10 km d’un territoire essentiellement agricole, dont elle menace l’équilibre écologique et économique [2].
Face à ces menaces, nous sommes nombreux dans la communauté académique et technique de Paris Saclay, salariés, étudiants, retraités, signataires de la présente lettre, à conclure que la problématique des transports sur le plateau de Saclay doit être réexaminée d’urgence.
Aujourd’hui en effet, les réalités de ces questions de transport apparaissent plus clairement. La réflexion menée de longue date par quelques associations et personnalités clairvoyantes, la publication de données financières et de rapports techniques récents nous obligent à raisonner très différemment du passé. Ces données montrent que la ligne 18 est un projet nocif, non seulement pour la préservation du territoire agricole qu’elle traverse, mais également (et c’est un point moins connu) pour la qualité de vie et les conditions de déplacement des usagers actuels et futurs du campus urbain Paris Saclay.
C’est pourquoi nous vous demandons de bien vouloir, à votre tour, prendre le temps de cette réflexion, en examinant l’ensemble des éléments ci-dessous, plus amplement documentés dans les références en annexe.
A. La ligne 18 du Grand Paris Express est-elle la solution incontournable à nos difficultés d’accès et de déplacement sur le plateau ?
La ligne18 du Grand Paris Express est conçue pour transporter jusqu’à 40000 passagers/heure dans chaque sens de circulation. La Société du Grand Paris (SGP) proclame que « seul un mode de transport collectif lourd de type métro automatique permettra d’absorber la charge maximale à l’heure de pointe du matin » pour l’accès au plateau de Saclay [3].
Pourtant (nous citons ici une lettre de personnalités qualifiées envoyée le 21 avril 2021 au Premier ministre, au ministre de l’Economie et des Finances et à la ministre de la Transition Ecologique), « les études de trafic de la DRIEA Île-de-France de juin 2020 ne confirment aucunement le besoin d’un métro : la charge à l’heure de pointe du matin ne dépasse pas 4400 passagers par heure » [4]. Ces prévisions de trafic, à l’horizon 2030 au départ de Massy en direction de Versailles (c’est à dire sur le tronçon le plus fréquenté de la ligne) tiennent compte de la totalité des programmes immobiliers de l’OIN Paris Saclay, réalisés ou à venir, de Massy à Versailles [5].
Un système de rabattement sur les différentes stations du RER B (loin de la saturation au-delà de Massy), à l’aide de transports plus légers, tels que des bus en site propre (jusqu’à 3000 passagers/heure/sens) et un téléphérique au départ d’Orsay (4000 passagers/heure en milieu de gamme), semble donc à même de répondre aux besoins [6]. Ces solutions n’ont toujours pas à ce jour été sérieusement évaluées, malgré des coûts et des délais de réalisation bien inférieurs à ceux de la ligne 18 [7].
Il n’a donc jamais été démontré que la ligne 18 soit un équipement « nécessaire ». Plus grave, il est probable qu’il ne sera pas suffisant, car il est inadapté aux besoins. En effet, la ligne 18 aura seulement deux gares dans notre campus, respectivement à Polytechnique et à Moulon, distantes de plus de 2,5 km. La ligne 18 est en effet un transport de transit, et non un transport de desserte. Faute d’assurer cette desserte fine, elle ne pourra concurrencer l’automobile pour la majorité des trajets domicile-travail, qui sont de plus principalement orientés en direction des vallées et de l’Essonne [8]. On le sait déjà, la ligne 18 ne permettra aucune diminution de la congestion routière sur le plateau de Saclay [9].
Ainsi, non seulement la ligne 18 n’a pas été conçue en fonction des besoins, mais elle hypothèque la mise en place de meilleures solutions, qui pourraient assurer une insertion plus harmonieuse de notre campus dans le territoire [10]. Avec la ligne 18, les usagers (notamment les étudiants) seront incités à fuir au plus vite un site mal pourvu en transports de proximité, et déconnecté des centres urbains les plus proches [11].
B. La ligne 18 est-elle un projet respectueux de la vocation agricole du plateau de Saclay ?
Les aménageurs, et certains élus de la région, voudraient nous persuader que la ligne 18 s’accompagnera d’une urbanisation maîtrisée, la vocation agricole du plateau de Saclay étant par ailleurs garantie par sa Zone de Protection Naturelle Agricole et Forestière (ZPNAF).
Pourtant, bien plus que de la réussite du projet Paris Saclay, la ligne 18 est clairement indissociable d’un projet d’urbanisation massive du plateau de Saclay. Ceci ressort notamment des évaluations socio-économiques produites par la SGP elle-même. En effet, plus de 70% des bénéfices économiques attendus sont des bénéfices « élargis » anticipant sur des densifications urbaines encore à venir [12]. Si l’on renonce à ces bénéfices, la ligne 18 devient un projet lourdement déficitaire, qui n’aurait jamais dû recevoir l’aval des autorités publiques [13].
Nous ne pouvons donc être pleinement rassurés par le statut « protecteur » de la ZPNAF, qui a surtout servi jusqu’à présent à faciliter l‘urbanisation accélérée de tout ce qui n’y était pas inclus [14]. En outre, cette protection toute théorique ne suffira pas à garantir la viabilité d’une agriculture périurbaine déjà très fragilisée par la pression foncière, la multiplication et la saturation des axes de transport, le mitage et la fragmentation des exploitations, les déséquilibres écologiques et la pollution urbaine [15].
Face à de telles contradictions, la ZPNAF, au statut juridique très embryonnaire [16], ne peut constituer une garantie de protection. C’est ainsi que Harm Smit, coordinateur de COLOS et administrateur de l’UASPS, concluait récemment que défendre à la fois la ligne 18 et la ZPNAF, c’est « être un illusionniste coupable » [17].
C. La ligne 18 est-elle un projet économiquement et écologiquement responsable ?
La ligne 18 transportera à peine 4% des passagers de tout le réseau du Grand Paris Express, pour 13% de ses coûts [18]. Mais, selon la SGP, la ligne 18 apporterait à elle seule 17% des bénéfices économiques du réseau, conformément aux importants «bénéfices élargis» attendus pour des espaces ruraux promis à un avenir de développement urbain [19]. C’est en vertu de ces projections que la SGP présente aujourd’hui ce projet comme le plus rentable de son réseau [20].
Nous ne pouvons cautionner un tel raisonnement, où la valeur des services nourriciers et écosystémiques rendus par les sols agricoles n’est jamais prise en compte. L’alternative est simple : soit la ligne 18 sera un gouffre financier à la charge de l’Etat et des opérateurs de transports, soit le plateau de Saclay sera à terme couvert d’un continuum urbain de Massy à Versailles, avec toutes les implications nocives d’un tel mode de développement. Souhaitons nous devoir choisir entre ces deux options ?
Au vu de ces quelques éléments, le bilan écologique de la ligne 18 est lui aussi sans appel. En théorie, le développement des transports en communs est certes urgent face à la crise climatique et énergétique qui se profile. Cependant une ligne de transit rapide, circulant à vide en pleins champs, vecteur irrépressible d’urbanisation et d’artificialisation des sols, facteur d’amplification des mobilités urbaines et d’une dissociation à venir entre bassins de vie et bassins d’emploi, est tout le contraire d’un projet écologique et souhaitable pour notre territoire [21].
Que faire ?
Il n’est évidemment pas question d’abandonner le personnel et les étudiants de Paris Saclay à la congestion annoncée des routes et des transports publics. Précisément parce que la ligne 18 n’est en rien un rempart à cette congestion, nous devons nous mobiliser d’urgence, et avec le plus grand pragmatisme, pour la mise en place de moyens de transports réellement adaptés aux besoins. De nombreuses propositions sont sur la table, trop longtemps ignorées, car prétendument redondantes avec la future ligne 18 [22].
Si, après examen des faits, votre analyse devait rejoindre la nôtre, nous espérons que vous conviendrez également que la ligne 18, avec l’ensemble de ses coûts et nuisances, ne peut se justifier par des arguments de prestige, de politique de marque, voire (ce qui constituerait une forme de piège abscons), parce qu’elle a été « promise » aux élus et aux futurs usagers du plateau. L’excellence et l’attractivité de Paris Saclay ne se mesurera pas à l’aune de milliards dépensés en pure perte, mais à l’intelligence collective et au sens de l’intérêt général qui auront présidé à sa conception, et que notre communauté scientifique et académique devrait promouvoir en toute priorité.
Dans un contexte économique et environnemental menaçant, nous vous demandons donc d’inscrire aujourd’hui dans les faits, et avec courage, les engagements des établissements de Paris Saclay en faveur d’un développement soutenable [23] :
a) en renonçant officiellement à la ligne 18, si vous avez acquis comme nous la conviction que ce projet est essentiellement nuisible et ruineux, et n’apporte pas de bonnes réponses aux besoins de transports dans la région.
b) en travaillant d’urgence avec les pouvoirs publics à la mise en place des indispensables solutions de transport pour tous les usagers du plateau
Si, au terme de cette réflexion, vous deviez au contraire continuer à soutenir ce projet, pour des raisons que nous serions intéressés à discuter avec vous, nous vous demandons de cesser de vous prévaloir de l’ensemble de la communauté scientifique de votre établissement, car il semble que cette communauté n’a pas été correctement informée d’une part, et que l’unanimité sur cette question est loin d’y être acquise d’autre part.
Plus largement, nous souhaitons que nos établissements participent mieux à la construction d’un véritable bassin de vie local, à l’image de ce que pourrait recouvrir l’expression de « campus agri-urbain » chère à nos communicants. Dans ce but, et pour rompre avec une certaine vision autoritaire et technocratique dont on mesure aujourd’hui les errements, nous organiserons dans les prochains mois des rencontres réunissant habitants, agriculteurs, défenseurs du territoire et nouveaux arrivants de Paris Saclay, rencontres auxquelles nous vous convions chaleureusement [24].
Nous vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, chère et cher collègue, l’expression de notre confraternelle considération,
Les signataires, personnels, salariés, étudiants et retraités de Paris Saclay
Notre lettre est téléchargeable ici, et sera prochainement mise à jour avec la liste des signataires :
(avec l’ensemble des références et notes de page de page)
Elle est ouverte à la signature via le lien suivant :