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Ligne 18 Où en est-on ? Revue de presse

Transports : « Il n’est pas trop tard pour réduire le périmètre du Grand Paris Express »

Tribune. Jean Vivier, ancien expert des transports, estime, dans une tribune au « Monde », que l’actuel projet d’extension du réseau de transports de l’Ile-de-France est à la fois coûteux et peu satisfaisant, avant de proposer d’organiser une consultation des Franciliens sur le choix de la politique de transport de leur région.

Tribune publiée dans Le Monde, 07.06.2021

Jean Vivier. Ancien chef des services détudes de la RATP et ancien conseiller scientifique de l’Union internationale des transports publics

Tribune. En 2010, Christian Blanc, alors secrétaire d’Etat chargé du développement de la région capitale, propose, au nom de l’Etat, la réalisation du « Grand Huit », un réseau de métro automatique de 130 km, censé relier entre eux et à Paris les pôles de développement. Dans une tribune du Monde (« Observations sur le Grand Huit de Christian Blanc », 3 juin 2010), je concluais ainsi mon analyse : « Le Grand Huit ne répond pas à une logique d’amélioration des conditions de déplacements. Il témoigne d’une vision dépassée des conditions de la croissance économique et d’un parti pris d’aménagement du territoire contraire à l’objectif écologique de mettre fin à l’étalement urbain. »

Le Grand Huit n’était pas compatible financièrement avec le projet de rocade de la région « Arc Express » et les autres investissements urgents (extensions de la ligne 14 au nord-ouest et du RER E à la Défense, amélioration de la capacité et de la régularité du réseau ferré existant). Sur 130 kilomètres, seulement 40 kilomètres étaient assurés d’attirer un trafic élevé en rapport avec la capacité et le coût d’un métro.

Des coûts délibérément sous-estimés

La région critiqua sévèrement ce projet. Son président, Jean-Paul Huchon, soutenait un projet beaucoup plus utile et financièrement réaliste : « Arc Express » (c’est la ligne 15 du Grand Paris Express). La situation était bloquée et il a fallu trouver un compromis. Ce qui fut fait à la satisfaction des parties prenantes : le Grand Paris Express était né.

Bien entendu, il coûte plus cher que le Grand Huit ou qu’Arc Express puisque c’est la réunion des deux. Son seul avantage est qu’il comporte plus de lignes utiles où le choix du métro est justifié : sur la ligne 14, étendue à Carrefour Pleyel au nord et à Orly au sud, et la ligne 15 de rocade, bien que son tracé ne soit pas optimal (trop éloigné de Paris à l’est et au nord-ouest).

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Depuis 2011, le projet n’a pas été modifié. Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, en a précisé le phasage de réalisation, aujourd’hui largement décalé du fait de la révision à la hausse des coûts, délibérément sous-estimés initialement. Avant la pandémie et la croissance importante de l’endettement de la France, la Cour des comptes dénonçait déjà la dérive des coûts et préconisait de réviser le périmètre et de revoir fortement le phasage du projet. Qu’importe, rien ne semble remettre en cause ce projet, en partie inutile, projet qui semble soutenu par presque tous les partis politiques.

Ile-de-France Mobilités (IdFM, ex-STIF) a une longue expérience des projets de transport, et la RATP une pratique de longue date de la maîtrise d’ouvrage de la construction des lignes de métro. On aurait pu penser, sans pour cela décider à l’avance du choix de l’opérateur, que IdFM, avec l’aide de la RATP, était parfaitement qualifié pour conduire le projet. Eh bien non, quand on peut faire simple, on fait compliqué : c’est à une nouvelle entité, la Société du Grand Paris (SGP), que l’on confie la responsabilité de conduire les études censées justifier les projets dont elle assure la maîtrise d’ouvrage.

Un montage vicieux

C’est typiquement un montage vicieux où une organisation, non contrôlée par des experts extérieurs et sans possibilité d’être sanctionnée par un vote populaire, a pour principal objectif de maintenir son existence et de prospérer.

La SGP joue sur du velours : si vous proposez un métro au maire d’une commune périphérique peu dense, il ne se souciera pas de savoir si l’investissement est profitable à la collectivité. La construction du métro ne lui coûte rien, les contraintes liées aux travaux sont peu gênantes en zone peu dense, et il pourra se vanter de son succès auprès de ses électeurs.

Les élus du Val-d’Oise qui soutenaient la ligne 17 au nord du Bourget (Seine-Saint-Denis) et le projet absurde EuropaCity, proche de la gare en plein champ du triangle de Gonesse, soutiennent toujours cette ligne et les quelques projets défendus par le gouvernement censés la justifier (lycée international avec internat en pleine zone interdite aux logements et annexe du marché d’intérêt national [MIN] de Rungis sans raccordements routiers).

Une question jamais posée et pourtant fondamentale : est-il possible de bien desservir la population avec des distances entre stations de 2 à 4 kilomètres ? En fait, cela nécessite un réseau de bus de rabattement. En comparaison, un tramway, avec une station tous les 500 mètres, est plus efficace et moins onéreux.

Le métro ne crée pas le trafic

Près de soixante-dix professionnels de l’urbanisme et des transports ont adressé une lettre ouverte à Jean Castex, Bruno Le Maire et Barbara Pompili pour demander une révision du périmètre du Grand Paris Express en supprimant la ligne 17 Nord et la ligne 18, celles où le métro se justifie le moins [« Grand Paris et nouvelles lignes de transports : lettre ouverte aux autorités », publiée le 30 avril sur les blogs de Mediapart].

Je cite leurs revendications : « Nous vous demandons instamment de décider la révision de ce schéma, en adéquation avec les contraintes financières et écologiques du temps présent, et de réorienter une partie des crédits en faveur du réseau actuel et des besoins des habitants. » « En attendant, nous vous demandons avec force de stopper la fuite en avant consistant à démarrer un peu partout des chantiers, visant à créer des faits accomplis pour rendre irréversible la réalisation intégrale du réseau. » Leur démarche est complétée par des propositions alternatives de desserte du secteur nord-est et du plateau de Saclay.

Mon expérience me permet d’affirmer que chaque mode de transport a son domaine de pertinence, directement lié à la densité de population et d’emplois desservis à distance de marche (ou de vélo). 80 % du trafic d’une ligne de métro a son origine et/ou sa destination à proximité des stations. Le cas de la rocade Metrosur, au sud de Madrid, avec 35 millions de voyageurs annuels pour 41 kilomètres de métro (0,85 million par kilomètre), montre que le métro ne crée pas le trafic qui le justifierait comme on l’entend parfois.

Par comparaison, la fréquentation du métro parisien est de 17,3 millions de voyageurs annuels par kilomètre de ligne. Pour une bonne ligne de tram, le ratio voyageurs annuels par kilomètre est de l’ordre de 3 à 6. Essayons de ne pas faire comme nos amis madrilènes : construire des lignes de métro à la campagne. Pour cela, il faudrait avoir le courage de remettre en cause le Grand Paris Express, cette nouvelle « ligne Maginot », avant d’en avoir entrepris les travaux sur les sections les plus contestables.

Risques d’accidents et intempéries

Avec le Covid-19, on a oublié la surcharge des RER A et B et de presque toutes les lignes de métro. Il est vraisemblable que l’on ne retrouvera pas le niveau du trafic d’heure de pointe avant deux ou trois ans, mais il ne faut pas croire que le télétravail, le vélo et la trottinette vont permettre de soulager le métro et le RER au point de rendre leur utilisation désirable pour les usagers réguliers de l’automobile.

Entreprises et salariés sont impatients de renouer avec des conditions de travail plus humaines, et le vélo et la trottinette resteront handicapés par la longueur des déplacements domicile-travail, les risques d’accidents et les intempéries. Les principales lignes ferrées d’Ile-de-France sont surchargées et de plus en plus perturbées par des incidents d’exploitation.

La lutte contre le bruit et la pollution provoqués par les embouteillages restera inefficace tant que les automobilistes seront dissuadés d’utiliser des transports en commun surchargés. Certains candidats aux élections régionales proposent la gratuité des transports, mais pour la majorité des Franciliens, ce n’est pas le coût qui les éloigne du métro ou du train mais l’inconfort.

Je propose que l’on transfère une part des dépenses affectées aux lignes les moins utiles du Grand Paris Express vers les investissements destinés à accroître la capacité et la régularité d’exploitation des lignes les plus fréquentées du réseau existant : automatisation de lignes de métro, doublement du tunnel emprunté par les lignes B et D entre Châtelet-Les Halles et Gare du Nord ou toute autre solution à la saturation de la ligne B et à l’instabilité de l’exploitation de ces deux lignes, projets du plan de mobilisation à poursuivre, comme l’extension du tram-train T11…

Consultations sur la base de projets concrets

Il n’est pas trop tard pour réduire le périmètre du Grand Paris Express comme le préconise la Cour des comptes et le demandent les signataires de la lettre ouverte. Pour les candidats à l’élection régionale, il est toujours délicat de remettre en cause des promesses de l’Etat et de la région.

En revanche, proposer aux Franciliens de se prononcer sur le choix de la politique de transport de leur région serait sans doute bien accueilli. Une consultation trop générale n’aurait pas d’intérêt. Je propose donc que l’on annonce la tenue dans un délai de dix-huit mois à deux ans de consultations sur la base de projets concrets.

Pendant cette période, il importerait d’abord de surseoir aux travaux sur les lignes 16, 17 et 18 ; ensuite de confier à un organisme indépendant l’étude de ces lignes : bureau d’étude choisi par appel d’offres international qui aurait accès à toutes les informations détenues par la SGP. L’objectif serait d’établir un bilan socio-économique et une analyse multicritère de ces lignes et de les comparer à ceux de solutions alternatives moins coûteuses.

Enfin, en parallèle, il serait utile qu’IdFM soit chargé de présenter une liste de projets d’amélioration du réseau ferré existant, en précisant leur degré d’urgence et leur coût. Suivrait un processus démocratique qu’il est trop tôt pour définir précisément : constitution d’une assemblée de citoyens inspirée de la convention citoyenne pour le climat, consultations locales dans les communes directement concernées… La décision finale reviendrait évidemment à l’Etat et à la région.

Jean Vivier (Ancien chef des services détudes de la RATP et ancien conseiller scientifique de l’Union internationale des transports publics)